Tout l’été j’ai cherché du vert et j’en ai à peine trouvé. Au début il y avait bien du bleu sur les tiges des blés dont on dit rapidement qu’ils sont encore verts, puis les feuilles de betteraves ont donné un semblant de teintes obscures, presque noires, et suivant l’inclinaison du soleil tout bougeait constamment ; je n’ai rien vu qui fût définissable selon les adjectifs de couleur que je connais. J’étais parti du bleu parce que je songeais à cette phrase du poète où il est question de la nuit et du ciel des jours splendides, où le bleu se perd ne sachant plus où rayonner du mieux qu’il peut, absent pourtant malgré ce que la vie m’a appris. Je n’ai rien su dire et j’avais beau sortir avec l’effroi naturel de celui qui croit savoir et qui ne découvre rien de ce qu’il a porté tant d’années, ces années où je peinais à respirer ; aux moments rares des grandes joies la vie éclatait alors en un arc en ciel plutôt énigmatique où le gris revenait toujours, comme si ma vue avait baissé, que la cécité me gagnait, étrange illusion. Je ne peux pas affirmer non plus que je n’ai pas vu de rouge, le simple coquelicot, ce coq de la prairie, lançait bien sa teinte pourpre et je m’exaltais de pouvoir dire une nuance enfin claire. Qu’un nuage passe cependant et le rouge que je croyais avoir aperçu devenait violet, bleu, gris, enfin rien qui fût ferme. J’insistai, je repris les mots dans mon esprit, fermai les yeux, et les rouvrant, j’ai vu des ocres, je les ai chantés ; l’été avançait comme on voit, il filait son coton de poussière où le jaune enfin conquis des blés donnait des vagues grises ; j’y devinais l’ocre en un clignement très voulu, et je me suis arrêté à ce beau mot : ocre, sans être convaincu que je tenais là l’immense réalité des surfaces mouvantes, puisque par instants elles voguaient bleues puis noires, et demeurait alors au creux de mes prunelles un gris général de vitrail où les parcelles quoique toutes différentes, donnaient ce mélange proche du blanc crème, usé du sec des ciels. Le vert s’élançait parfois je le reconnais aux cimes des arbres, il était frais, rappelant le premier printemps, mais il était si loin que sa fusion avec le blanc des horizons me faisait basculer dans un scepticisme lié à l’âge sans doute, ce temps de là-bas où tout est confusion. Mes amis, disais-je en parlant aux absents que j’aime, puisque je ne peux vous donner la vraie teinte des choses, je vous demande de m’excuser, j’avance vous savez en titubant sur les chemins de terre brune. Brun, brune, ah, voilà au moins une nuance que je saurai dire : elle est souple et vive, marchande avec les herbes un espace muet où mon pas peut résonner, ce brun est indiscutable, puis le voyant serpenter, je le vis soudain blondir au loin, comme un sable oublié entre deux grincements des ivraies grasses.
Je me suis absenté tout ce temps, obsédé par l’impossibilité de dire vraiment à quoi ressemblait au fond des mots la vie en folie que je voyais croître, mais qui n’avouait pas franchement sa langueur miroitante. Et le brun est resté pourtant gagnant peu à peu les labours d’après moissons et l’intérieur des peupliers, je les ai salués comme il convient, comme lorsqu’on voit passer un cortège funèbre. C’était la fin des teintes, c’est la fin des heureuses variations, parlons au présent, c’est maintenant que je sais que je n’ai rien vu. Non, ce n’est pas cela : j’ai vu au contraire avec une trop grande acuité, et maintenant que tout bascule je parle de brun et je me trompe encore, car suivant les couchants il sera ocre ou rose, et au lever le bleu fera encore des siennes.
La difficulté n’est pas aux couleurs, elle est aux mots ; la douleur est à l’écrit, au moment où je trace ces lignes, la peur me reprend de ne savoir dire, car c’est dire qui a manqué s’il a manqué quelque chose. En réalité il n’a rien manqué. N’a été absente que mon habileté à le dire, coincé que j’étais dans une série de vocables préfabriqués, du prêt-à-dire comme il y a du prêt-à-porter. Et les villes d’ailleurs qu’en dire ? L’asphalte n’a-t-elle pas elle aussi cette même noirceur qui rôdait sourde derrière mes pays ?
J’ai adoré un toit d’ardoise : ce n’était pas un gris ni un bleu, non, c’était un chant. À chaque fois que je l’ai entrevu je le voyais se dégrader sous le coup des pluies des vents et je priais pour qu’il fût sauvé jusqu’au jour où la catastrophe est venue, non son effondrement, mais sa réfection complète et depuis je ne le regarde qu’à peine ; en passant devant lui, je le rêve comme avant. Le passé de ce que nous avons vu importe davantage que le présent toujours mouvant et le souvenir ne peut se dire décidément qu’au chant.
Mois : août 2010
La vie en rose (petite scène de théâtre)
(En chemise de nuit, la tasse à café sur la table basse, elle se fait les ongles assise dans le canapé. Un CD passe à fond « La vie en rose » chantée par Édith Piaf. Il entre et cherche partout.Durant toute la scène elle reste dans le canapé ; lui, en agitation perpétuelle, ne s’assied jamais,marche de long en large.)
Lui : (Tout le dialogue, jusqu’à ce qu’il éteigne le CD, sera dit en criant, pour dominer la voix de la chanteuse)
T’as pas vu mes clefs ?
Elle : Quoi ? J’entends rien !
Lui : Mes clefs, tu les as pas vues ?
Elle : Non !
Lui : Hier soir je les avais posées sur le guéridon de l’entrée !
Elle : Ben, elles doivent y être encore !
Lui : Non, j’ai regardé, y’a rien !
Elle : Ben alors je sais pas.
Lui : Non, mais réfléchis bon sang !
Elle : Je peux pas, tu vois pas que je me fais les ongles ?
Lui : Non, mais ça t’empêche pas de…
Elle : Si, moi, quand je me fais les ongles faut que je me concentre.
Lui : Baisse la musique nom de dieu !
Elle : Je peux pas. Je me fais les ongles, j’te dis, fiche-moi la paix !
Lui : Bon, ben, moi je l’éteins, ta vieille là elle me stresse, elle m’empêche de réfléchir ! (Il éteint le CD) Ouf ! On respire !
Elle : T’es gonflé. Tu me demandes même pas ! T’aimes pas Édith Piaf peut-être?
Lui : J’aime pas les vieux.
Elle : Moi, je l’aime bien, cette femme. Tu manques pas d’air de couper une chanson aussi belle !
Lui : Non, mais moi, dans une demi-heure faut que sois au taff !
Elle : Eh, c’est Édith Piaf, mon gars ! Tu te rends pas compte la vie qu’elle a eue !
Lui : Mais arrête de me casser les pieds avec cette vieille !
Elle : T’as pas vu le film ?
Lui : Le film ? Non, mais qu’est-ce que tu me parles de ça ! Je cherche mes clefs.
Elle : Oui, ben trouve-les tout seul et me harcèle pas. Déjà que t’as éteint le CD. Moi, c’est le seul jour où je suis tranquille !
Lui : Ah les profs, j’te jure. Tiens, y’en a qui croient que quand on est mort on se réincarne en chien ou en crocodile…
Elle : Je vois pas le rapport.
Lui : Eh bien, moi, dans ma seconde vie je me réincarne en prof. On fout rien dans ton métier. Quatre jours par semaine que ça bosse, ça. Tout le reste, congé !
Elle : Jaloux ! Arrête de dire du mal de mon boulot ! Tu sais pas ce que c’est, toi, trente mômes !
Lui : Oui, oh, ça va ! Aide-moi plutôt à trouver ces bon dieu de clefs ! (Silence)
Elle : C’est marrant ça me rappelle un truc !
Lui : Quoi ?
Elle : Quand j’étais petite et que mes deux frères cherchaient un objet perdu, il me disaient : concentre-toi !
Lui : Et alors ?
Elle : Ben je me concentrais et j’avais un flash dis donc ! Je disais : t’as regardé sur le frigo ? Et hop, le truc était retrouvé, ils étaient tout contents !
Lui : Pourquoi tu me racontes ça ?
Elle : Ben, t’as regardé sur le frigo ?
Lui : Bien sûr que j’ai regardé, tu me prends pour qui ?
Elle : Écoute, au lieu de m’agresser tu ferais mieux de chercher.
Lui : Mais je ne fais que ça de chercher ! Tu pourrais m’aider nom de dieu ! À deux ça irait plus vite. Dans une demi-heure faut que je sois au garage. J’ai des clients qui m’attendent.
Elle : Ben moi, non, tu vois ! Et je m’en fous royalement…Tiens, voilà que je me suis foutu du vernis à côté !
Lui : Les époux se doivent mutuelle assistance, a dit le maire quand on s’est mariés.
Elle : Pfff ! T’es nul, toi ! On n’est même pas mariés. On est pacsés, alors…
Lui : Ah oui, c’est avec mon ex qu’on s’était mariés. T’as raison.
Elle : Bien sûr que j’ai raison !
Lui : Ouais ouais, ça va ! Mais je suis sûr que dans le papier du pacs qu’on a signé il est question d’assistance mutuelle !
Elle : Je sais pas, j’ai signé sans regarder, j’ai regardé les mouches voler en attendant qu’il ait fini son baratin le mec.
Lui : Oui, ben moi j’en suis sûr !
Elle : C’est bien, tant mieux !
Lui : L’assistance mutuelle, ça y’est dans le pacs !
Elle : Oui, ben ça va ! Qu’est-ce que tu peux être légaliste !
Lui : Ça veut dire quoi ça légaliste ?
Elle : Ah là là ! Légaliste cela signifie que l’on s’en tient à la loi… et point final.
Lui : Ouh, les profs ! Intellos ! Prise de tête ! Qu’est-ce que j’avais besoin de me marier à une prof !
Elle : Arrête ! En plus on n’est même pas mariés !
Lui : Ouais ! On l’a déjà dit. Enfin tout ça, ça me fait pas retrouver mes clefs !
(Elle chante « La Vie en Rose » : quand il me prend dans ses bras/ il me parle tout bas/je vois la vie en rose)
Lui : Arrête de chanter ça, je vais l’avoir dans la tête toute la journée ! Et ça m’énerve !
Elle : Ben dis-donc, on est mercredi, je suis chez moi et…
Lui : Tu es chez nous d’abord, pas chez toi.
Elle : Ah, ici, je suis pas chez moi, elle est bonne celle-là ! Ben tu risques pas de m’y voir longtemps chez nous… si t’as ça dans le crâne mon petit bonhomme !
Lui : Ton petit bonhomme, le jour où il s’est pacsé il aurait mieux fait de… Bon, elles sont où ces vacheries de clefs ?
Elle : Ah si tu veux qu’on se sépare, ça ne tient qu’à toi… ou à moi d’ailleurs, c’est ça qu’est bien dans le pacs, un seul décide et c’est la séparation ; ah la belle invention!
Lui : Attends, attends, arrête ton délire !
Elle : J’arrêterai si je veux !
Lui : Oui, bon, attends ! Ça y est, je sais ! Hier c’est toi qui as pris ma bagnole pour aller chez Aline !
Elle : Non, j’ai pris MA voiture, elle est bonne celle-là encore, vlà que c’est de ma faute maintenant !
Lui : Oui, c’est de ta faute ! Tiens je vais regarder dans tes affaires !
Elle : T’as de la chance que je me fais les ongles, sinon tu t’en prendrais une !
Lui : Je voudrais bien voir ça !
Elle : Touche pas à mon sac !
Lui : T’as des choses à me cacher ?
Elle : Oui… Non… enfin, laisse ça tranquille, repose ce sac !
Lui : Ouais, ouais… bon… (Il repose le sac. Il se tâte le corps) Bon dieu de bon dieu. J’ai changé de pantalon ce matin, je te parie que… (Il sort. Elle chante « La Vie en Rose »)
Lui : (Revient en brandissant les clefs) Je les ai ! Ouf ! Je file ! On mange quoi ce soir ?
Elle : On se fait un restau. J’ai pas envie de passer mon mercredi à…
Lui : Mais on est déjà tous les deux à découvert à la banque, tu rêves ou quoi ?
Elle : (Menaçante) Ouais, je rêve mon bonhomme, je rêve, je rêve même drôlement, si tu veux le savoir !
Lui : On en reparle ce soir.
Elle : File, t’es déjà en retard !
Lui : Arrête de me donner des ordres !
(Il claque la porte. Elle se lève et chante « La Vie en Rose »)
Suspension
Le temps est en alerte, la nuit menace, chaque soir est une voix perdue qui sonnait claire puis nous revient dans la candeur d’un air déjà un peu impur. La croissance a vécu, le chant qu’on croyait ascendant se stabilise dans un léger coton de soir amidonné. La peinture du jour cède doucement sous les craquelures de l’été en gambade et notre ange, toujours triomphant jusqu’alors, trace au bord de nos mémoires des voltes parfaites qui signent l’imparfait des semaines à venir. Le souffle se suspend avant la chute ; oh, il y aura bien des retours de flamme où les bleus de nuit et de jour se recouvriront sans qu’on y prenne garde, mais de loin, l’ange envoie des signes limpides, presque trop, son sourire du « tout est beau » se crispe au coin de la maison où la gouttière se tait. Pour combien de temps encore ?
« Range bien tes pulls, aligne-les avec soin sur l’étagère haute, dit l’ange. Emplis la placette de la voix frénétique des enfants en goguette en cette fin de juillet et conte leur les mille étés grouillant d’animaux vifs et droits, et qu’ils empruntent aux bêtes leur naïveté finaude qui se repaît de chaleur dense. C’est le passage risqué entre l’exaltation qui ne cesse d’exhaler ses verdeurs et le salut éclatant des derniers artifices où les fusées brûlent dans les soirées tirées vers le vide des pluies. Ne vois-tu pas le brunissement s’esquisser au vif des limbes, bords un peu brûlés, feuilles grasses certes mais lasses de pendre sur le creux des chemins éblouissants ? La terre redevient miroir de facéties usées, les chaumes, coupes neuves, n’obéissent plus au vent dans la hâte de s’engloutir sous les socs ; marcher au milieu d’eux, c’est prendre une traverse qui mord les mollets ; les blés étaient si souples. On entend derrière les étirements de nuages non plus le suraigu des croissances abouties, mais un assourdissant appel de chutes, cascades, ruisseaux où l’eau glacée nous renvoie aux chevilles les premiers frissons graves où l’on perd pied. On a raison de rire et moi-même je bats des ailes comme on s’évente, je souris toujours, tu vois bien, je sens cependant que je fatigue du côté des omoplates, j’y mets moins de conviction malgré le doré des matins revigorants. J’ajoute à la nuit l’ombre de mes ailes au lieu de les écarter pour laisser venir les premiers rayons crus, car la pente est prise, la loi qui veut que tout tombe alourdit mon vol et j’observe que les oiseaux sans le dire explicitement, livrant leurs illusoires gazouillis, ne perdent plus leur temps à faire et défaire des nids joyeusement tricotés ; eux aussi profitent de ce suspend pour avaler des virages de joie, s’entraînant pour le grand voyage vers les landes où il fera bon pépier encore. La malice de l’immobile est mimée par les jeux où ne compte plus qui gagne et qui perd, où le jeu redevient son essence, sa loi, perte de temps jusqu’à la soif qui sera comblée par l’autre saison.
De beaux jours nous attendent. Je me couche avec vous. Jouons. »