veilleuse

la veilleuse vacille

au fil du temps 

au gré du vent 

ironique elle faiblit avec les ans 

mais elle tient

brûle rouge

je chéris aussi ses ocres

qu’elle emprunte aux feuilles mortes

brune lampe écarlate tremblante

tu dois tenir encore lui dis-je

saison n’est pas raison

l’ocre de ta base

doit encore supporter mon fragile battant

les éclats sur ma main

sont tavelures qui témoignent des écrits

se disputant ma peau

je souris de les voir se pousser

jusqu’au bord de ces ongles

qui faisaient crisser mes draps

or curieusement

maintenant que j’approche du but 

je dors tranquille

la veilleuse est allumée

Le galet d’Isaac 

(11-11-2024)

Je me suis souvenu à l’instant du choix que sa stèle est blanche. Et c’est  ainsi qu’à l’ultime moment j’ai élu un élégant galet blanc. Au premier contact j’ai éprouvé comme un petit choc, en accord avec ma paume; je suis sûr que  le galet a dit oui. Sa forme épousait l’intérieur de ma main. Je le serrai pour voir les traces de la pression. Aucune.

C’était un rituel pour temps de déveine. J’ai décrit à la Visiteuse – celle qui rôde dans mes premiers poèmes – les tombes, le Chemin, le vent et peut-être l’odeur de poudre que j’étais seul à percevoir. Elle a malgré tout accepté de m’accompagner. Un fois sur la route (le ciel était blafard à souhait) j’ai eu des doutes. Alors que j’avais fait mille fois le saut qui sépare du Chemin, mon imagination me murmura que je faisais fausse route; la Visiteuse, toujours attentive, me suggéra d’avoir davantage confiance en mon instinct de bourlingueur de la contrée. Notre véhicule allait y aller tout seul. Elle avait raison. Le onze novembre toutes les routes mènent au Chemin des Dames. 

Je me suis garé à ma place habituelle en face de la chapelle; des années que je faisais le voyage de Cerny, des années que le cimetière de Cerny aimantait en vérité mes petits pas. J’avais fini par aimer cette présence au milieu des absents, des croix qui cochaient l’horizon, qui bouchaient l’horizon, qui oblitéraient toute vie. Des noms succédaient aux noms derrière la porte métallique. Sur les hauteurs venteuses, les noms grondaient vertement dans notre direction. Lisant les croix j’entendais une litanie, longue plainte; je crois que c’est pour cette raison que je revenais; je voulais réentendre les drôles de prénoms, les noms très français qui éclataient de misère dans le froissement des feuilles mortes. Je comptais par les dates l’espace étroit de leurs vies minuscules, imaginais leur effroi, imaginais leur froid. Le glacé de leur vie au feu. La glace où ils se rasaient et qui leur renvoyait une image souriante, une simple image, une seule image d’un visage bientôt ravagé et qu’ils soignaient encore comme pour aller à la noce.

Je m’arrête devant la tombe d’Isaac. Tu vois, lui dis-je, me revoilà. Tes descendants m’ont donné, il y a bien des années, le droit de te saluer; tu les représente tous, tous les gisants de ce lieu. J’ai amené ce galet comme tous les ans. C’est la pierre du souvenir. D’habitude elle est noire; mais cette année fut blanche, touchée par la mort, donc je suis sûr que tu me pardonneras ce petit changement. Tu vois ton nom rappelle le rire; Isaac en hébreu c’est le rire. On ne rit pas souvent dans la Bible comme dans la vie. Quand le galet roulera de ta stèle poussée par le vent, ce sera comme un rire, comme un roulement de ruisseau, comme un fond de gorge. Il faudra que je revienne l’an prochain pour en remettre un autre, pour que le rire suscité par le vent qui bouscule les galets (semblable en cela à la mer) nous revienne. Tu es comme la Visiteuse qui m’accompagne, tu vises la joie. Ta stèle est comme un appel. Garde nous; nous te gardons.

Le champ sauvage 

À l’intérieur des remparts, il y avait un pré, où dans les herbes folles paissaient les bœufs et les brebis. La nuit on s’y entre-égorgeait pour une femme, une bête, et vers le matin les mères ramassaient les corps des fils. À midi il ne restait plus d’autres traces que des orties froissées, et lorsque le couchant arrosait les taillis de ses teintes rouges, on entendait encore pleurer les femmes. Le jour était si beau, si blond, avec ses senteurs de chèvrefeuille, qu’on se jurait au fond des huttes de guingois que cela ne pouvait pas durer.
À l’autre extrémité de la cité, du côté du levant, des esprits audacieux avaient assis sous le ciel les babels humides de la cathédrale. Parfois, aux jours de fête, les gens d’ouest s’y aventuraient pour goûter l’ombre des pierres fortes. On enviait aux riches leurs nuits de vrai sommeil, leurs ors protégés par les lances de la soldatesque, on aspirait sans fin l’encens des messes, les yeux mi-clos, bercés par les voix qui s’essayaient au chant des sphères.
Les plaintes s’accumulaient sur la table des édiles.
Un matin, tournant le dos à l’horizon où le soleil va naître, un homme marche seul vers la prairie aux meurtres. On entend son pas dans la boue sèche qui borde les cabanes. Un mort nu dort là contre le mur de paille, presque debout. Alors, l’homme s’en saisit à pleins bras et le porte au beau milieu du pré. Ses pas, son souffle, dominent les premiers appels des oiseaux. Sa seule présence fait fuir les loups qui s’attardent à mordre les corps des victimes de la nuit. Au-delà du rempart dans le chaos de branches, les bêtes, humant l’odeur de l’homme qui les a dérangées, guettent son départ. Mais l’homme reste droit dans le silence de l’aube. Il sait qu’aussi longtemps qu’il sera là, ils ne reviendront pas.
Il est heureux. Il n’a pas lâché le corps nu qu’il porte. Il semble qu’il chante intérieurement, les yeux légèrement levés vers le ciel qui s’ouvre au vert, au rose, au bleu enfin de l’aurore retrouvée. La veille, on lui a proposé de l’accompagner avec des hommes en armes mais il a insisté pour s’y rendre seul. « Tu es trop bon, disent-ils, trop doux. On a besoin de toi ici, affirment-ils. » Il n’a que faire de leurs mots. Il a grandi auprès du champ maudit, il connaît les vivants et les morts, et celui qu’il serre contre lui est un parent, un cousin peut-être, avec lequel il a joué dans la paille des granges attenantes. Il l’appelle une dernière fois : « Martin, murmure-t-il, Martin, je suis là » et le dépose enfin dans la rosée du pré sans foi.

Des fantômes s’avancent lentement vers lui : ce sont des visages connus, femmes si belles jadis et qui pleurent sans cesse, avec leurs faces édentées et leurs rides vite venues au gré des couches et des ravages du temps. Il leur fait signe, elles s’approchent encore. Il leur passe le bras autour des épaules, une à une, leur parle des morts, désigne les mésanges qui vont et viennent dans les buissons qui bordent le champ du désastre.
Il revient au corps percé de coups de poignard et reste un long moment silencieux. Les femmes pensent qu’il prie et elles se mettent à réciter des syllabes du bout de leurs lèvres défaites. Mais loin de Dieu, l’homme pense à son enfance, aux coups, aux courses folles, à ses amours féroces, à la peur surtout, à la terreur des nuits où les voix mâles crevaient son sommeil. Il se revoit allongé au pied des vieilles femmes de trente ans, serrant les chevilles de sa mère pour qu’elle cesse de trembler lorsqu’elle apprend la mort de l’aîné, du cadet, dont on n’a jamais revu les corps (une chausse égarée, une tunique maculée de boue étaient les seuls restes du combat nocturne.) Lui, le fils, le frère, revoit l’histoire des poings, des pierres, des couteaux et des loups.
Il a eu beau profiter des bienfaits de l’autre partie de la cité, il n’a jamais pu dormir son content. C’est pour cela qu’il est revenu. Lui, le prédicateur, va cesser de décrire le paradis. Ce qu’il veut du haut de son savoir, du fond de sa pitié, c’est faire du champ sauvage un espace où la plénitude de vivre s’épanouisse aussi librement, aussi simplement que les aubépines qui s’enroulent là-bas entre les pieds des hêtres.
Il faut convaincre. Mais on ne peut le faire avec des mots. Ces êtres mi-nus, mi-sauvages, n’entendent pas la parole. Ou plutôt ils ne connaissent que les mots qui les confortent dans leurs haines et assombrissent leurs plaintes.
Il attend que les femmes aient fini de prier, puis dans le silence que trouble seulement le vent qui fait claquer les robes, il se défait de son manteau brodé et le dépose sur le corps nu de son parent. Il lui couvre la tête, le torse, le sexe et les jambes. Accroupi auprès de lui, il efface du bout des doigts les plis disgracieux et reste un long moment sans rêver, suivant des yeux le corps qui se dessine à travers les formes du gisant. Il prend son temps et lorsqu’il se relève il aperçoit des hommes, tous les hommes, qui se tiennent en arrière, formant un second cercle, plus large, plus lâche, tandis que derrière eux leurs enfants disséminés dans la prairie, immobiles, se jettent des regards incrédules.

Il lève la main. Du fond du rempart surgissent alors trois hommes armés de bêches. On leur fait place et lorsqu’ils sont tout près, l’homme s’abaisse de nouveau près du corps, le lève doucement comme on le fait avec un enfant endormi, s’écarte de quelques pas et sans qu’un seul mot soit échangé, les fossoyeurs, suivant les traces imprimées dans l’herbe folle par le gisant, creusent un trou profond. Longtemps on n’entend que la morsure des bêches contre la terre. Les femmes ont repris leurs prières et les hommes qui les ont rejointes regardent par-dessus leurs épaules la fosse qui transforme la prairie en cimetière. L’homme sourit, attentif aux senteurs humides des arbres qui bordent l’espace. Le souffle des fossoyeurs se fait plus court mais le rythme du travail ne faiblit pas, et quand enfin ils remontent du fond de la terre noire, l’homme pose son fardeau sur le talus et descend tranquillement dans la tombe. Il reprend le corps enveloppé dans son linceul de luxe, le place entre les parois, s’extrait du trou et jette une poignée de terre sur le corps. Alors, les femmes puis les hommes refont le même geste, recouvrant totalement de terre le manteau habité.
On se sépare dans le silence.
Pourtant, la petite troupe ne va pas loin car à l’instant l’homme lève de nouveau la main et on entend un roulement de charrois comme un grincement de mort. Les gens prennent peur, des cris fusent : « Les soldats ! Les soldats ! », on se disperse hors du champ, les mères cueillant à plein bras dans la panique des enfants qui ne sont pas forcément les leurs. Farouches, elles se retournent vers celui qu’elles prenaient pour leur bienfaiteur, les hommes serrent les poings, mais il sourit toujours, porte la main à sa chemise et extrait un rouleau dont on distingue au loin les rubans qui flottent contre le vent. Sans s’attarder sur leur terreur ni prêter aucune attention aux craquements qui se rapprochent, il pose le rouleau sur la tombe. Il cale les extrémités à l’aide de deux galets forts et se concentre sur la feuille étalée.
Il fixe les traits que sa main a tracés, il admire son travail, devine les problèmes, soupèse les forces en présence et se recule d’un air satisfait. Les chariots sont là. Ce ne sont pas des soldats bradés de fer mais des artisans en tenue de travail avec leurs outils à la main. Des pierres tirées par des bœufs sont posées sur le champ et on plante les premiers piquets. Là-bas on scie des arbres, on fauche là, on sarcle ici, et la journée se passe à murmurer des conseils, à s’encourager mutuellement lorsqu’un obstacle naturel résiste. Au beau milieu du champ la tombe fraîche monte doucement. Elle semble respirer.

Vers le soir, l’homme ordonne d’allumer des feux le long des remparts et c’est ainsi qu’à la lueur de l’un d’eux un artisan assomme un loup d’un coup de gourdin. On chante, on boit, et les gens qui observaient les travaux depuis le matin osent enfin s’approcher. Pour la première fois on lui parle directement. On l’assaille de questions incohérentes et pour calmer leur brouhaha il les dispose en cercle autour de la tombe.
Il ne va pas leur parler tout de suite. Il connaît le peu de mots dont ils ont besoin, il sait leur demande d’images. Alors, de sa poche il extrait des galets qu’il a ramassés au bord de la mer.
Il se souvient du choc qui l’a saisi lorsqu’il a découvert l’infini noir des eaux. C’était en hiver, l’écume courait vers lui et il respirait la nature entière avec ses ressacs froids et ses espaces illimités. Il aurait voulu trouver les mots, les noter, puis revenir avec eux dans la nef de la cathédrale et dire enfin ce qu’il avait toujours su : tout est dans le rêve, dans ce que forme l’esprit à chaque instant. Mais c’était à la fois trop et trop peu et c’est pourquoi, à défaut de la mer insaisissable, il avait eu la sagesse d’emporter des galets.
Il retire la feuille illisible à leurs yeux et jette les galets sur la tombe ; ils parlent à sa place. Ses doigts les lâchent dans la terre fraîche et ils s’enfoncent naturellement dessinant des droites que son esprit d’architecte a tracées sur le papier. Ici l’église, là le cloître. Les galets dansent dans sa main avant de choir sur la terre. Au-dessus du crépitement des torches on entend leur frottement étouffé contre sa paume, comme des pièces d’or qui vont se détacher du ciel pour aller enrichir le monde. Les teintes différentes esquissent devant eux des petits univers qui se côtoient. Dans chaque galet dort l’infiniment vaste des eaux, l’imaginaire libéré des contraintes du monde, des millions d’années de roulements incessants. Pourtant chacun est clos sur soi, renferme une forme particulière et l’on comprend que tous les galets, tous les visages qui les fixent dans cette nuit unique, tous sont beaux, précieux, dignes de respect.
L’homme enfin parle ; il ne dit pas grand chose. L’orateur qu’il est, le rhéteur qui bouleverse le dimanche les âmes en détresse refuse d’argumenter. Il se baisse, laisse faire ses doigts qui désignent les galets, se contentant de nommer les lieux, évoquant d’un mot les formes qui habiteront le champ sauvage. Il sent que la loi nouvelle ne peut être terrible, les gens connaissent trop bien la terreur. Il faut leur montrer à travers les galets polis des eaux toute la douceur des lois et leur nécessaire dureté afin qu’aucun d’eux n’écrase plus spontanément l’autre. Un pilier, un galet, un homme. À intervalles réguliers l’édifice s’accroît en pensée, les murs se dressent le long de ses pauvres mots, il leur demande d’être patients, la vie est longue, ils verront bien des choses.
– Ce sera ma maison ? dit un enfant.
– Oui.
– Et la mienne aussi ?
– La tienne aussi.
Les torches s’épuisent et c’est dans une quasi-obscurité qu’il reprend un à un les galets subtilement ordonnés. Mais les gens s’attardent encore sans plus parler. Toutes les questions ont désormais une réponse. Pour emplir le silence, l’homme leur montre les étoiles, il parle de l’ordre des constellations, mais il sent bien que c’est un détour et tout à coup, dans la nuit des torches presque mortes il tend un galet à son plus proche voisin. Lentement il les distribue autour de lui. Personne ne se précipite : ils demeurent là tranquilles, sentent à l’instant du don la main de l’homme qui leur effleure la paume et, juste après, la douceur étonnante du galet. Quand ils sont tous servis on entend une voix qui murmure :
-Et toi, tu n’en as plus pour toi ?
Il sort un galet de sa poche et le montre à la lueur de la dernière torche. Puis il le secoue contre les tympans de ceux qui l’entourent en murmurant :
– C’est le mien. À l’intérieur il y a une âme, vous l’entendez ?
Tous font oui de la tête, on se chuchote le secret et ils s’en vont enfin, rêvant du galet de l’homme qui en recèle un autre, comme une réponse au mystère de leur propre existence.

Un concert d’octobre à Royaucourt 

Le concert avait cette allure discrète qui convient si bien à la fois à nos tempéraments et au type de musique jouée; il y a de la fausse note et surtout des endroits où les instruments se font des caprices et se mordent en des intervalles voulus qui sonnent criards, mais font tellement de bien à l âme, à notre âme vivante et qui geint si souvent. C’est la peur au cœur de la danse, et inversement.

Car finalement cette musique n’existait pas vraiment avant les années 50; elle dormait entassée dans la poussière; C’est le fragile qui FRAPPE à notre porte désormais. et l’emprunt des sons se fait aux bois et aux forêts; le clavecin c’est l’oiseau pur sorti du nid qui enchante dans le Perceval de Chrétien de Troyes et qui chante ici sans cesse, d’ autant que les flûtes viennent rejouer la geste des passereaux. J’adore le côté bricolage. On dépasse les instruments trop parfaits (pianos clarinettes) ou plutôt on revient en arrière comme on reprend quelques pas en arrière pour sauter l’obstacle romantique trop bourgeois et guindé où toutes les notes sonnaient justes: quelle plaie ! Ici dans la petite église sublime de Royaucourt, les notes approximatives sont les bienvenues, c’est nous. Il y a une relation étroite entre le lieu, église isolée (c’est assez rare les églises gothiques ) nature proliférante et pierres calcaires à la fois douces et dures dont on me dit que les voûtes s’écartent, le poids aidant, et qu’il faut faire quelque chose, d’où le concert ; comme si la musique, nouvel Orphée, pouvait faire bouger les pierres… les redresser

On compte sur le concert payant pour financer les errements des ogives fragiles. 

Je me dis que l’église plantée là sur son éminence en a vu d’autres. En témoignent les affreuses cicatrices de la façade qui sont autant de traces de balles dont on ne sait plus quelle guerre (si, on sait, mais on oublie volontairement), formant des arcs en pierre qui pulvérisèrent les voussures. 

Mais non je ne crois pas qu’elle en ait vu d’autres. Hélas. Il faut analyser la nature du terrain, elle glisse la malheureuse, et il faut infiltrer du béton quelque part, car malgré ses merveilleux arcs boutants gothiques, la bête qu’elle figure semble à longue échéance menacer ruine. 

Royaucourt ce n’est pas un lieu à voir comme ça du bout des yeux en craquant des noisettes; non, c’est une magie humaine de huit cents ans qui dresse sa prestance faisant pièce aux arbres superbes montés tout droit. 

Elle mérite non pas le détour; elle mérite mille détours, car son chant ne se donne pas d’emblée; j’aime l’ idée qu’on y fasse de la musique, mais j’aime aussi son silence, le dimanche après midi où elle s’ouvre comme un coquillage au flot de nos sensations. 

Le vitrail du fond, qui est presque neuf, réconcilie avec notre temps, car il est vraiment moderne, abstrait; au début on s’agace de l’irruption de nos arts, souvent ridiculement abstraits, à l’intérieur du lieu ogival fort ancien. Quelle erreur! Ce vitrail tout neuf a un lyrisme liquide, un drapé fragile et doux, couleurs froides et lumière chaude, un vrai bonheur. Je n’ai pas voulu lire les explications affichées dans l’église de peur de briser ma vision. Il se pose là fier et modeste, coulant, glissant de toutes parts comme une chevelure abondante, inépuisable, comme si elle débordait sur la pierre pour y porter sa lumière. C’est un chant visuel; une fois vu, on le revoit en songeant: “ah oui, c’est vrai, l’art de notre temps a encore des choses à chanter”. Rien de plus revigorant.

Enfin, si on a la chance de s’égarer du côté de Montbavin, un chemin de crête s’ouvre sous les pas. C’est loin, c’est terriblement isolé et splendide; c’est le lieu de toutes les perspectives, mer de collines, arbres innombrables qui tiennent le regard, fasciné on avance et tout à coup entre deux noisetiers, surgit notre Saint Julien, la belle, son pic lointain fait un effet de sapin bleu, et l’on songe sceptique: “c’est bien là l’église de tout à l’heure?” C’est qu’elle apparaît si loin si basse, perdue, mangée des nombreuses cimes environnantes et l’on se réjouit qu’elle soit là, elle si humaine dans la nature proliférante; son humanité surnage depuis huit cents ans; alors on sourit car on se reconnaît en elle; le corps, mon corps est justifié.

Laon ce 24 10 2024

kew gardens paradise

quand je suis à Londres, il est de tradition d’aller avec mon fils dans les jardins de kewgarden, sans doute un des lieux les plus grands et les plus variés du monde

c’est un vaste rendez-vous

branches et troncs entrelacés

qui s’aident et se soutiennent

paradis arrangé par notre fine raison terrestre

j’apprécie les litanies latines des plantes

qui se succèdent comme les lianes

d’une longue bible naturelle

écrivant un catéchisme profane

pour les fils de Linné 

que nous sommes demeurés

j’ose à peine poser mes pas 

sur le vert tissu royal gazonné

où les canes vont se balançant

sans vergogne puis parfois s’envolent

fausse peur douce des ailes 

qui d’un souffle mesurent notre espace

et s’en vont comme nous là-bas loin

dans ce jardin illimité

immense présence du paradis terrestre

que seuls les oiseaux savent dominer

d’un battement d’ailes détendu

si le soleil s’en mêle

les amoureux s’attardent devisant peu 

pas de pomme à cueillir

mais je surprends leurs doigts qui s’entrecroisent 

tandis que des flâneurs glanent

et glissent des graines dans leurs poches

avec l’espérance de transférer 

ce vaste éden

un peu dans le petit arpent de chez eux

par la grâce complexe 

des reproductions botaniques 

qui accroissent pour soi l’éternel printemps

-ce sera l’an prochain-

et font le vrai mystère des jardins

fin d’été

la nuque de la belle saison

bascule vers l”avant

l’été sera désormais le passé d’être

puisque tu as voulu nous quitter

les paupières à jamais abaissées

respiration suspendue

souffle cloué sur le tronc du corps

vois nous

nous allons ces jours-ci au déclin de septembre

douce pente lente en hommage

à ton dernier été

je suis du regard chaque soir ce soleil vigoureux

qui se plaque sur les toits et les chaumes

sorte de doré aventureux

reflet d’un miroir arrière

où la saison s’observe narcissique

dernière douceur du temps

le vent fraîchit les cols

mais tu connais ce froid

c’est le même en tes veines et sur ma peau

allons

nous étions fragiles

et nous avons fait semblant de ne pas le savoir

tu es partie devant

nous laissant là debout

en larmes et désarmés

songeant que la saison des corps qui dorment sur le sable

ressemble curieusement à celle des dalles glacées

gré

j’aime dit le papillon 

quand ton pas ralentit dans la bruyère

il se fait alors un silence si doux 

que je cesse d’agiter mes ailes

caché je t’observe d’un oeil apaisé

rien n’arrive plus sous ta semelle 

tremblement ralenti tout au plus 

rien à voir avec le début du chemin 

où tu piétinais contre ton destin

ta présence épouse les aspérités 

c’est un chant bouche fermée 

acquiesçant et bellement posé

la peur s’est dissoute

dans l’été de septembre 

  • tes battements me vont dis-je

pour ma part j’aime ton gré

cette liberté où chaque seconde à venir 

claque muette par petits coups

gracieusement géométriques

tu es du présent l’acteur parfait

toujours inattendu constamment fleur 

tu vas voles et reviens indifférent 

et donc joyeux 

ton rire est au coeur du gré

on envie l’immortalité nature 

de tes instants silencieux 

qui semble réjouir tous ceux

que tu touches 

roi Midas des halliers gris

si tu savais

comme les hibiscus ont fleuri

et les deux tournesols

bien plus hauts que moi 

deux yeux vivants 

eux 

qui s’animent dès l’aube

aux premiers souffles du jour

alors que toi 

sans souffle ni jour 

tu erres parmi les ombres

et les petites ruines du souvenir 

parfois tu te dresses triomphante 

je te vois dans ta robe ocre de reine 

achetée trois sous 

noblesse oblige 

comme un défi déjà 

à l’automne approchant 

tandis que nous avancions solennels

épousés incrédules 

au plein des vignes graves

qui n’attendaient que nos mains bleues

pour nous verser 

leur ivresse 

piquette du pauvre 

richesse des rires 

puis il y eut l’été de cette année 

voyage d’hiver

et le vent insalubre

mais cela tu le sais 

1er septembre 2024

 Tout est vrai: les fleurs  bien sûr, mais même la robe ocre qu’elle portait je crois au jour de notre mariage (16.10.1972); nos mains étaient bleues de la vendange de la veille que nous avions faite avec les paysans du voisinage, douce journée rayonnante du Gers. 

Le triptyque de Saint Ives (août 2024)

Mon fils m’a emmené en Cornouailles pour que j’échappe à la griffe du deuil. Ainsi ont pu s’imposer contre ma stupeur ces quelques vers.

  1. L’orage

protégé de la nuit 

par les épaules de l’orage 

qui éclate en gestes brusques 

et grondements lointains 

auxquels se joignent quelques aboiements

tout fragilise mes certitudes bancales

les aveux que je gardais 

sont restés dans ma gorge

avant le larynx

et l’horizon visible 

que nous admirions par la croisée 

a explosé en pluies battantes 

Elle n’est plus 

Elle n’a plus 

je n’ai plus pour appui

cette vieille espérance 

qui a bien servi

souvenir des sourires

autant dire plus grand chose 

l’orage a ravagé mon arpent intérieur 

il va falloir être franc 

l’orage a rendu l’âme

enfin

mais Elle aussi 

nous ne sommes plus à deux 

comme ces vagues qui 

écumes de nuit 

crèvent là-bas 

se divisent et s’émiettent en pluie 

jusqu’à mes pieds

ancrés dans l’encore

du pays qui s’achève. 

23 août 

2. vagues 

férocité des vagues 

qui mordent vers l’avant 

sans discontinuer 

en milliers de millions 

l’écume au col blanc 

caracole sur l’émeraude

aucune fatigue 

chez ces grosses élégantes 

au massif soulèvement 

elles s’arrachent 

en une insolente légèreté 

et vont mourir 

en léchant de leurs lèvres géantes 

le granit 

jauni des siècles

24 août

3. La tour de St Ives

elle s’enfonce dans la baie

pour la mieux protéger contre les vents 

sa terrasse crénelée

s’est teintée d’algues brunes 

camouflage emprunté à la terre

on la croit fragile 

elle a mille ans de granit 

arraché au roc 

mon amour si tu savais 

comme on peut perdurer 

toi qui craignais si peu pour ta peau pour ta vie 

l’océan et la pluie caressent St Ives 

et la pierre solide 

fait vibrer les pattes des mouettes 

qui ne cessent librement de piller nos pains mordus 

un jour je reviendrai 

par l’océan avec les cormorans et les dauphins 

pour t’arracher les mêmes rires pointus

et du fond de l’eau 

tu remonteras 

vers la tour protectrice 

jusque dans la nef intérieure

en berceau 

où nos voix chuchoteront longtemps

25 août

Rencontre avec le jardinier

Notre rencontre fut des plus naturelles: elle me réservait toutefois tant de rêveries, paroles et gestes, qu’il m’apparut bientôt, dans sa modeste tenue tachetée, comme l‘homme le plus gracieux de la terre. Regardez, dit-il en soupesant les corolles du bout des phalanges, dites-moi où vous avez vu pareil orange contre l’obscur humus; voir le couchant dressé contre ses pétales fait de cette seule corolle la maîtresse des étamines. Je lui dis pour sourire qu’il était lui-même le prince des pistils; la remarque était décalée et, moine shinto, il reprit son ratissage élégant, indifférent à ma voix pourtant bien timbrée; il se courba soudain sur son allée fleurie; le silence demeura sa seule réponse. 

Je l’interrogeai alors sur ses doigts, ses mains qu’il se gardait bien de protéger. “Sentir l’humus, c’est sentir l’humeur”, gronda-t-il toujours sans sourire. “Ce n’est pas quand vous serez dessous que vous pourrez jouir des finesses de la terre”. Il rit. “C’est aux vivants que la terre chante, tous les autres sont intouchables vous le savez bien, vous vous souvenez des spectres croisés par Ulysse au royaume des ombres?”

Il tourna enfin sa tête vers moi. Je me courbai et fis rouler des mottes compactes entre mes doigts. Je les jetai là devant. Il me demanda si je savais à quoi aspiraient les ombres. Je souris: “A la terre bien sûr, Ils veulent revenir à l’homme pétri par le dieu. Humains enfin.”

 Le jardinier mentionna que je venais de décrire son travail. Puis il ajouta: “Chaque jour je ratisse large et ce sont leurs murmures qui reviennent entre les dents de mon instrument. En fait, dit-il je suis un musicien; lyrisme et jardinage sont deux pôles qui se tiennent. Les dents du râteau laissent passer l’heureuse finesse. Joie d’être vivant contre l’obscur immense des allées qui nous portent. ”

J’eus l’impression en m’éloignant à regret que j’avais touché à l’essentiel. 

derniers jours

Mon épouse Patricia s’éteint lentement en ce juillet qui flambe. Voici ce qui se passe:

chaque jour s’enténèbre

un peu 

davantage

Elle respire comme la mer 

vagues soulèvements sereins 

à jamais allongée 

Elle tient des propos conciliants 

lents et doux le plus souvent 

pour vous c’est la tragédie dit-Elle 

pour moi c’est une libération

j’aime ta main sur mon front dit-Elle encore 

d’une voix chère qui ne s’est pas encore tue 

quand Elle sourit

on ne croit pas qu’Elle agonise 

c’est le soleil levant 

une nuit puis encore une aube 

j’écoute Ses silences 

ouverts sur le vide 

et Ses yeux écarquillés 

qui fixent un point du monde qu’Elle désigne du doigt 

Elle montre je crois la vie qui Lui échappe

je suis sûr qu’Elle en sait sur son cancer

bien plus que les laborantins

le désert du diabète L’assoiffe

alors d’une main optimiste 

je Lui tends le gobelet canard 

qu’Elle coince entre ses dents 

Isabelle et Marie L’entourent 

de leurs soins silencieux 

ce sont Ses anges presque muets 

presque solennels qui Lui gardent 

et la peau et les os

de leurs doigts affûtés 

musiciennes elles jouent la mélodie 

qui protège au présent

contre le fatal soupir 

la tendresse des proches 

dit en mots rassurants 

(douceur toujours)

que nous La protègeront 

jusqu’au bout et au-delà 

Elle sourit  

civilité

constante agitation des enracinés 

troncs branches et ramures sous le vent 

nous chantent les charmes

de l’immobile mouvant 

j’ai suivi leur leçon 

je ne vais plus droit devant 

la terre est vaste

et trop peuplée

désormais je me tiens coi

c’est ainsi que les êtres proches du but

doivent avancer sur place

pourquoi faire encore trembler la terre

chars et pas guerres et cris 

il fait si bon écouter

le silence des troncs

et s’arrêter longtemps 

pour chanter ainsi que feuilles et bois

j’assure que les larmes sècheront vite

les oiseaux se montrent la route 

le coucou par le souffle 

les autres par le grain 

mais il n’est aucun vent qui souffle et chante

aux hommes la direction

c’est pourquoi ils virent à l’aigre

alors qu’il convient de rester sur place

apaiser la terre agitée

admirer tout autour de soi

tout admirer sans se lasser

et les visages qui ne sourient jamais

suivant notre modèle 

finiront par s’ouvrir à la civilité

29 juin 2024

feu 

l’hiver avait étreint nos terres de ses draps blancs

il avait bien fallu dormir quand même là-haut

histoire de rêver un peu 

c’était un froid inconfortable mais pas mortel 

et puis là 

vois la peau se rembrunir

aux éclats du bleu effarant 

l’été revient sur ses griffes de feu 

sans prévenir 

le navire étriqué des jours flambés 

va on ne sait où réchauffer les nids

profitons des eaux des vagues et du ressac 

la mer se meut pour notre danse privée 

les gouttes se font averse craquante 

soulagement glissé jamais déplacé 

je nage mais je me vois au plus bas des terres 

sur cette ombre massive grosse des lois

de la lune et de la chute gravité

puis soudain debout 

je me penche

pour retrouver les fleurs oubliées

pivoines roses un jour pas si lointain

ma paume en cherche les restes jolis

joues d’enfants serrées de joie

à l’affût serein du printemps à venir

après l’hiver

après les délices généreuses des sables tendres de l’été

qui félicitent les pas

d’épouser si bien les grains de l’astre terre

Ronsard, les roses et Guillevic

RONSARD ET LES ROSES

Que serait Ronsard

Sans les roses ?

Mais que seraient les roses

Sans Ronsard ?

Seraient-elles

Ce qu’elles sont

Maintenant pour nous ?

Probablement

Elles provoqueraient moins.

S’il n’y avait pas eu Ronsard,

Autres seraient nos douleurs,

Nous dirions moins bien

La joie.

2 février 1986

(“Accorder” Eugène Guillevic, Gallimard, 2013)

Je me permets d’ajouter à la merveille de Guillevic ces quelques dérives:

On a l’ impression que Ronsard est le masculin de la rose. 

Il en est le père; sans lui et ses vers, elles ne se seraient peut-être pas épanouies.

Sans Ronsard un parfum manquerait au monde.

La rose est l’autre nom de l’amour. Or, la Renaissance est parmi nos livres le pays de l’amour et Ronsard est le poète qui vient aux lèvres lorsqu’on pense à ce printemps de notre culture. 

Le rose, la couleur rose, LA rose donc,  vient du froid de l’hiver blanc et s’épanouit avant le rouge du soleil de juillet; mélange des deux excès, elle est contemporaine du premier temps; elle est le printemps. 

La question vaut alors d’être posée: y’ a-t-il une autre saison? Les trois autres, dûment estampillées, sont du déclin ou de la mort. Seul le printemps a cette joie spontanée, ce positif total, cette allure magnifique qui dit que tout est beau, que tout respire l’optimisme créateur. Un sang neuf parcourt le pays qui ressemble au printemps, qui est à lui seul déjà le printemps, à savoir la France tempérée, doux pays, avec des extrêmes nord et sud qui frisent l’excès, mais qui dans sa majeure partie est en effet selon le vieux mot: la doulce France. C’est précisément le centre du pays de Ronsard. 

On peut sourire de ces approximations que je formule ici avec une assurance qui se défait des nuances coutumières. Pointe occidentale de l’Europe, elle sème pourtant ses fantaisies magiques à l’intérieur des imaginations. Sa tiédeur, son extrême richesse architecturale, ses terres richissimes, font d’elle un pays troublant qui exhale comme la rose un parfum prenant. 

Le globe-trotter, revenant au pays, doit reconnaître que son pays a un côté fabuleux; et voici que lui reviennent ces vers: “Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant, doux comme les hautbois, verts comme les prairies” (Baudelaire) et il comprend qu’il a bien fait de partir, pour retrouver avec joie ce parfum au pays des roses tempérées.